Publié le :
24 sept. 2024
Dernière mise à jour :
24 sept. 2024
par
Vincent
On publie trop ! Vraiment ?
“Too many notes, Mozart!”
Il y a deux phrases liées à la littérature et à l’édition qui me font toujours bondir, tant je les trouve fausses: la première, c’est: “on publie trop de livres”. La seconde: “ce livre n’a jamais changé la vie de personne.” Laissez-moi associer ces absurdités pour tenter de faire avancer la discussion.
On publie trop de livres; quand j’entends ça, je ne peux pas m’empêcher de penser à cette scène d’Amadeus de Forman; après la première représentation des Noces de Figaro, l’empereur monte sur scène pour féliciter Mozart mais ne peut s’empêcher de lui dire qu’il trouve un défaut à l’opéra: “trop de notes”. Et il lui conseille d’en couper quelques-unes pour avoir enfin une œuvre parfaite. “Lesquelles, majesté?”, lui répond Mozart. À qui prétend qu’on publie trop, on est droit de poser la question: quels livres ne pas publier? Ce ne sont pas les éditeurs qui poussent des écrivains à écrire: ce sont des hommes et des femmes qui écrivent parce qu’ils en ressentent le besoin, puis qui cherchent à publier leur texte. Doit-on prévoir un accès à la profession, comme les guildes de jadis? Doit-on procéder à un tirage au sort? Imposer un quota maximum de livres publiés par éditeur, et un autre pour fixer le nombre des maisons d’édition autorisées à publier? Ne publier que les livres dont on est sûr qu’ils auront du succès — pour autant que l’on puisse déterminer un seuil pour ce succès? Parce que, bien sûr, les éditeurs publient des livres dont ils sont sûrs qu’ils seront des échecs…
C’est le rêve de tous les éditeurs: avoir une méthode, un logiciel, un mage, un dieu qui leur dit avec certitude quel livre rencontrera un succès. Ce rêve, espérons-le, ne sera jamais réalisé. La recette du succès? Une dose indéfinie de talent, une autre d’imagination, une autre d’adéquation avec les attentes d’un public indéterminé, une autre de hasard, une dernière de chance — sans oublier une grosse pincée de relations, un réseau d’ascenseurs efficace qui permettra à des journalistes-auteurs de promouvoir des auteurs-journalistes ou amis des propriétaires des médias pour lesquels ils travaillent.
Donc, non, on ne publie pas trop: on imprime trop. Beaucoup trop. Le système absurde des offices et des retours conduit à la destruction annuel d’au moins 140 millions de livres, soit 25 % de la production. C’est un scandale économique et écologique. Artistique aussi car, dans cette vision d’impression de masse, l’idée n’est pas de défendre beaucoup de titres, mais d’utiliser beaucoup de titres pour en défendre quelques-uns, par le volume occupé sur les tables des libraires. Toute politique gouvernementale qui conditionne son aide à l’impression d’un stock initial est une politique qui subventionne les imprimeurs et les distributeurs, pas les éditeurs, encore moins les auteurs et autrices.
J’en reviens à la deuxième ineptie: certains livres ne changeraient la vie de personne. Quand on sait qu’un mot de travers peut chambouler toute une existence, comment ne pas voir qu’un roman, si “médiocre” soit-il aux yeux des critiques, même un “roman de gare”, la pire des romances stéréotypées peut bouleverser une vie. Certains sons en apparence anodins ont la capacité de briser des solides, simplement parce que leur longueur d’onde correspond à la fréquence de résonance du solide; il en va de même pour les fictions, pour la poésie, pour toute forme d’art. Lorsque la fréquence de résonance de certaines phrases, de certaines situations, correspond à failles, les conséquences peuvent être d’une ampleur phénoménale. Nous ne sommes pas (des) solides et nos failles sont changeantes; ce qui nous bouleverse aujourd’hui nous laissera de marbre demain.
Voilà pourquoi l’impression à la demande, telle qu’elle s’est développée, qui permet l’impression et la livraison d’un livre en quelques jours chez le libraire, est la solution idéale pour éviter ce gaspillage scandaleux et permettre à tous les livres qu’un éditeur aura trouvés de qualité de toucher leur public, quelle qu’en soit l’ampleur. Un exemplaire, dix, mille, cent mille; ne seront imprimés que les livres qui seront lus. Si des politiques de soutien persévèrent à lier leur aide à l’impression de quelques dizaines ou centaines d’ouvrages, alors que ces ouvrages soient achetés directement par ces administrations chez des libraires indépendants, puis distribués dans des bibliothèques publiques; ainsi, les véritables acteurs d’une filière du livre vertueuse seront aidés: les autrices et les auteurs, les maisons d’édition, les librairies, les lecteurs et lectrices le plus fragiles économiquement, et même les imprimeurs et les distributeurs.